Ce 11 novembre, vous vous rendez à une commémoration ou visitez un lieu de bataille ? De la Normandie aux Hauts-de-France en passant par le Grand Est, les lieux où l'histoire s’est écrite abondent dans l'Hexagone. Champs de bataille, théâtres de massacres ou de putschs … Le tourisme de mémoire met en lumière les endroits où des événements historiques ponctuels, souvent tragiques, se sont déroulés. Mais le terme englobe aussi les sites érigés à postériori, en hommage à ces épisodes, comme les mémoriaux et les musées. À mesure que le temps passe et nous éloigne de ces faits, les sites de mémoire sont confrontés à plusieurs enjeux. Dont un de taille : l'usure des infrastructures qui accueillent les visiteurs.
« C'est un véritable challenge » souligne Frédéric Crahay, qui dirige la fondation d'Auschwitz, institution belge fondée sous l’impulsion de rescapés des camps qui étudie l’histoire et la mémoire des victimes de la Shoah . « Les baraquements n'avaient, à l'origine, pas été construits pour tenir dans le temps. Ça a d'ailleurs été une véritable interrogation : est-ce qu'on met des choses en place pour les sauvegarder ou est-ce qu'on laisse la nature faire son œuvre ? On a fait le choix de les conserver. » Car le plus grand camp concentrationnaire nazi est très fréquenté : en 2019, il avait reçu 2,3 millions de personnes. En 2023, le nombre de visiteurs devrait s’élever à plus de 2 millions. « Outre le symbole qu'Auschwitz représente, cet engorgement s'explique par le nombre de déportés, depuis l'Europe entière, vers le camp », explique Frédéric Crahay. L'encombrement donne naissance à des scènes très éloignées du moment solennel de recueillement qu'on peut imaginer : dans certains baraquements, les visiteurs doivent se suivre à la queue leu leu, les groupes de derrière poussant ceux de devant.
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Car les profils de ces férus de tourisme de mémoire se sont diversifiés. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, la société revient sur les champs de bataille. Les veuves et orphelins, à la recherche d'une tombe, les anciens soldats, en hommage à leurs camarades tombés au combat ou pour revoir les endroits qui les ont marqués. Ainsi, dès les années 1920, plusieurs sites sont déjà des lieux de pèlerinage. Dans cette même logique, on y retrouve aujourd'hui des descendants de personnes directement touchées par les deux guerres mondiales – soit parce qu'elles y ont perdu la vie, soit parce qu'elles y ont survécu. « Mais il y a aussi les scientifiques, les personnes qui s'intéressent à l'histoire, les groupes scolaires… » énumère Frédéric Crahay. Autre type de public, qui fait davantage grincer les dents : « Les dark tourists , fascinés par les lieux liés à la mort, ou, malheureusement, les négationnistes. »
Pour éviter le trop-plein, Auschwitz s'est donc adapté : « Une nouvelle entrée a été créée pour gérer ces flux. Et les visiteurs sont désormais soumis à un contrôle ». L'objectif est double. « Protéger le site de vols et de dégradation et protéger les voyageurs dans un lieu lié à la Shoah, donc à la judaïcité, contre un potentiel attentat » explique Frédéric Crahay. Un guide du musée doit aussi impérativement accompagner chaque groupe.
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« L'usure est un problème pour de nombreux sites. Les tranchées de la Première Guerre mondiale sont rebouchées, les métaux rouillent, les ruines tombent les unes après les autres… » énumère Franck Viltart, historien engagé dans la valorisation du Chemin des Dames (Hauts-de-France), symbole de l’horreur de la Grande guerre. En France, la commune d'Oradour-sur-Glane en Nouvelle-Aquitaine, dont la population a été massacrée par les nazis en juin 1944, est, par exemple, victime d'érosion. «Dans un souci de conservation, de nombreux sites s'équipent de reconstitutions ». Ces endroits recréent, le plus fidèlement possible, des lieux historiques. La tranchée de Chattancourt, située sur le champ de bataille de Verdun, est ainsi la seule de son département à avoir été reconstituée, alors que les autres ont été rebouchées après la Première Guerre mondiale.
Les sites doivent faire face à un autre enjeu : l'étiolement de la mémoire, en partie due à la disparition des derniers témoins de l'histoire. « Ce qui fait que le tourisme de mémoire s'oriente, de plus en plus, vers un tourisme d'histoire », où la notion de pèlerinage est moins, voire pas présente. Autrement dit, désormais, les visiteurs voyagent davantage pour « s'enrichir culturellement, sur une histoire et sur un territoire ». Pour l'historien, le secteur dispose de plusieurs leviers pour s'adapter : « Il faut pouvoir répondre à la question ʺComment continuer de faire vivre la mémoire des témoins de l'histoire ?ʺ Par exemple, via des sites internet qui retracent des parcours à l'aide de lettres, ou encore des applications qui suivent un combattant. En se saisissant des outils numériques, on peut renouveler le travail de mémoire » propose Franck Viltart. Dans cette logique, le musée interactif D-Day Experience à Carentan-les-Marais (Normandie) s’est bâti comme une expérience immersive. À bord d’un C-47, avion militaire utilisé lors de la Seconde Guerre mondiale, les visiteurs écoutent le briefing du Colonel Wolteron et survolent la Manche et la Normandie. Cette reproduction 4D de la traversée (secousses et bruits ambiants sont au rendez-vous) plonge le lecteur dans une expérience très réaliste.
Autre moyen de s'adapter : l'inscription au patrimoine mondial de l'Unesco. Car les sites de mémoire ont une épée de Damoclès au-dessus de la tête : depuis le centenaire de la Grande guerre et, de manière générale, depuis une quinzaine d'années, hormis Auschwitz, ils ressentent un léger tassement de la fréquentation. Mais l'historien se veut rassurant : « L'histoire intéresse toujours beaucoup de Français ».
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« La société a radicalement évolué en un siècle. Sa manière de percevoir l'histoire et les monuments mémoriaux s'est transformée : les regards changent, les prismes qui régissent l'œil des visiteurs aussi. Ce qui ne veut pas dire que notre société actuelle se moque des sites de mémoire ! » abonde Dominique Trouche, chercheuse en sciences de l'information et de la communication ayant étudié la mise en scène dans le rapport à l'histoire et à la mémoire. Et de conclure : « Cela pose évidemment la question de comment parler de la guerre aux générations qui ne l'ont pas connue… Mais ne pas avoir vécu cette histoire n'implique pas que ces générations ne s'y intéressent pas. »
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