LE JARDIN PARTAGé, TRANSFORMER UN ESPACE CLOS EN UN LIEU OUVERT

Le jardin, un symbole de la propriété privée ? Pas forcément. Parfois inspirés des anciens lopins ouvriers, ou poussant sur des parcelles collectives, les jardins partagés colonisent le centre et la périphérie des villes. Reportage à Nantes, où la terre travaillée en commun produit des légumes... et surtout du lien !

A peine arrivée, et la voici déjà sécateur en main. En ce matin de février, Anne-Françoise, 68 ans, après s’être équipée au cabanon, se dirige d’un pas décidé vers le buisson de broussailles qui envahit une des parcelles du parc de la Crapaudine, dans les quartiers sud de Nantes. "Ces ronces prennent beaucoup trop de place, soupire-t-elle. Ça fait longtemps qu’on doit s’en occuper !" La terre est humide et le ciel bas pèse comme un couvercle sur la ville.

Seule exception colorée dans ce paysage maussade, la haie de camélias en pleine floraison et son joli dégradé de rose. "C’est sûr, les méthodes de jardinage ont bien changé depuis une dizaine d’années, reprend la jeune retraitée qui bénéficiait d’un jardin particulier lorsqu’elle vivait encore dans une maison. Mais ici c’est l’université permanente. On s’échange des trucs et astuces entre jardiniers, et puis on retrouve les voisins. Ce n’est pas créer des relations, mais les entretenir, faire des choses ensemble et ça, c’est encore plus important."

Cheveux courts et lunettes sur le nez, vêtements imperméables et chaussures de randonnée aux pieds, Anne-Françoise habite le quartier. Elle est venue passer quelques heures sur la parcelle collective du jardin de la Crapaudine. Un nom que le lieu doit à un petit batracien qui fréquente la mare du parc, et dont le mâle porte ses œufs sur le dos. Entre le quartier populaire de Saint-Jacques-Pirmil et la cité HLM du Clos-Toreau, nous sommes dans une ancienne zone de maraîchage avalée par la métropole, environ cinq hectares bordés d’immeubles et de pavillons sur lesquels un jardin a été créé en 1998.

Transformer un espace clos en un lieu ouvert : voilà le grand défi des jardins partagés

En cette saison, les 92 parcelles sont presque toutes au repos, leurs abris en bois sombre, fermés. Quelques légumes d’hiver émergent de la terre, choux, cucurbitacées, poireaux. Une poignée d’oiseaux vocalisent sans s’inquiéter du chat tigré qui rôde. Plus qu’un îlot de verdure dans le gris de la ville : un espace de partage où le goût du jardinage est d’abord un moyen de cultiver des liens grâce à un rendez-vous hebdomadaire, tout au long de l’année.

Mais aussi des ateliers, que ce soit pour faire du compost, échanger des graines, entreprendre les semis ou tout simplement partager un moment autour d’un verre. Personne ne saurait dire précisément combien de jardins collectifs, comme celui de la Crapaudine, existent aujourd’hui en France. Le site de l’Observatoire de l’agriculture urbaine et des jardins collectifs en recense plus de 3 000.

"Le décompte n’est pas exhaustif, car il repose sur du déclaratif, insiste Anne-Cécile Daniel-Hacker qui préside l’Association française d’agriculture urbaine à l’origine de cet observatoire. Une chose est sûre, leur nombre augmente ces dernières années, avec "un intérêt croissant pour cette nature en ville", souligne-t-elle.

Un espace de solidarité

Si on revient à l’étymologie, le mot jardin vient de l’expression gallo-romaine hortus gardinus, dont les deux termes (le premier, on le retrouve dans des mots comme horticulture, le deuxième, dans l’anglais garden et l’allemand Garten) proviennent en fait d’une seule et même racine indo-européenne signifiant "clôture", "espace clos". La tendance du jardin collaboratif est donc presque un paradoxe : d’un endroit symbole de propriété privée, fermé sur lui-même, elle entend faire un lieu ouvert, partagé, voire vagabond. Et au-delà du besoin de verdure, il est devenu un espace de solidarité, où l’on vient rencontrer ses voisins, échanger et apprendre. Un lieu nourricier aussi, à l’image des premiers jardins ouvriers.

L’histoire de ces lieux remonte à la fin du XIXe siècle. En 1896, l’abbé Lemire, un député du nord de la France, fonde la Ligue française du coin de terre et du foyer. Dans une période de tensions politiques et sociales, il entend mettre à disposition des ouvriers des lopins où cultiver fruits et légumes. À ses yeux, c’est un moyen de combattre une mauvaise hygiène de vie par le biais d’un loisir et d’une nourriture saine. Très vite, l’idée se répand. En 1920, la Ligue compte 47 000 lopins sur le territoire. Dans la première moitié du XXe siècle, ils deviennent même essentiels à l’alimentation quotidienne de certains foyers, notamment pendant la Seconde Guerre mondiale. À partir des années 1950, les municipalités les transforment en jardins familiaux, les soustrayant à l’approche paternaliste originelle. Leur accès n’est plus conditionné par un emploi et ils sont désormais ouverts à tous. Pourtant, les années 1970, l’industrialisation et l’urbanisation vont faire reculer le nombre de ces parcelles. Jusqu’aux années 1990, où elles font leur grand retour souvent sous l’impulsion d’associations ou de collectivités.

Les motivations ? Retrouver la nature et manger sainement, mais aussi renforcer le lien social

Les motivations ont évolué à l’image des problématiques actuelles : retrouver la nature certes, mais surtout manger sainement avec des légumes cultivés localement sans intrants, et renforcer le lien social quand la société s’individualise. Le parc de la Crapaudine a été inauguré à cette époque. Parmi les rectangles individuels, celui où Anne-Françoise jardine ce matin reste une exception. Il est collectif et accueille, à côté des carrés de plantes aromatiques, une multitude de petits seaux blancs pendus à un fil.

"Nous venons d’apprendre à faire du bokashi, une forme de compost japonais à base de déchets végétaux auxquels on ajoute soit du son fermenté (de riz ou de blé), soit de la drêche, un résidu du brassage de la bière. "L’idée c’est de tester ces techniques ensemble. L’objectif n’est pas de produire, mais de s’instruire en mobilisant les savoir-faire des habitants", explique Claude Legros, animateur de l’association Bricolowtech qui gère la parcelle.

"Nous faisons dans la récupération au maximum"

Au départ, son association n’était d’ailleurs pas adepte du jardinage, mais plutôt de bricolage. "Nous réfléchissons à comment transformer ou échanger les choses, sans argent. Nous faisons dans la récupération au maximum. C’est plus écologique, économique et résilient", poursuit-il. Ce matin, il s’apprête justement à installer une grainothèque en libre-service à l’entrée du terrain : des petits sachets de graines de coquelicots, de moutarde et de roquette glissés dans des pots en verre et laissés à disposition des passants.

Au total, une dizaine de personnes viennent régulièrement jardiner ici, le double aux beaux jours. Anne-Françoise, qui s’occupe des ronces ce matin, en fait partie. Pascal, 65 ans, aussi. Venu ce jour-ci pour la grainothèque, il évoque la "solidarité" du site et s’enthousiasme : "Dans la cité, les gens se connaissent à peine. Venir ici permet de se rencontrer, de partager et d’économiser. Et puis au moins, on sait ce que l’on mange !"

Car au-delà du plaisir de travailler la terre ensemble, le jardin collectif se veut, comme à l’âge d’or des jardins ouvriers, nourricier. "Avec l’inflation, la crise alimentaire, économique et environnementale, les usagers cherchent à produire eux-mêmes", souligne Anne-Cécile Daniel-Hacker. Difficile, évidemment, de pourvoir, avec un lopin, à la totalité des besoins en fruits et légumes d’une famille sur l’année. Mais ce petit plus permet de s’économiser quelques courses et de reprendre la main sur son alimentation.

"Pour nous, le potager est un moyen de faire sortir les étudiants étrangers, de les aider à rencontrer du monde"

C’est justement la démarche voulue par le potager Fresch’heure au nord de Nantes, rue du Fresche-Blanc, à quelques pas de l’université et des résidences étudiantes. Le lieu est né récemment, suite à un appel à projets de la métropole en 2018, sur une friche à réhabiliter.

Élue en 2013 capitale verte de l’Europe par la Commission européenne, Nantes, avec ses 18,5 % de superficie dédiés aux espaces verts, est justement réputée pour sa politique de végétalisation ambitieuse. L’association Nantes ville comestible a proposé d’y installer un potager collectif et solidaire et a remporté l’appel. "Nous nous sommes rendu compte que certains étudiants restaient enfermés dans leur cité universitaire. On parle beaucoup de l’isolement des personnes âgées. Moins de celui des jeunes, argumente Mona Prudhomme, la coordinatrice de l’association. Or il existe bien, notamment chez les étudiants étrangers. Pour nous, le potager est un moyen de les faire sortir, de les aider à rencontrer du monde."

Ce jeudi de fin février, ils sont trois à avoir bravé la tempête pour retrouver l’animateur Clément Amour sous le dôme géodésique qui fait office de serre et de refuge lorsqu’il pleut. Ensemble, autour d’une table bricolée à base de palettes, ils planifient les prochaines cultures du petit terrain d’environ 150 m2 en fonction de ce qui a marché l’an passé. Oubliées les aubergines qui manquent de soleil en Loire-Atlantique, place aux choux pommés ainsi qu’à ceux de Bruxelles, plus faciles à cultiver, de même que les piments, qui poussent bien ici et sont appréciés des étudiants indiens. Bientôt va venir le temps des semis, et accessoirement de la lutte contre les nombreux escargots et limaces qui se régalent des jeunes pousses. À côté du dôme, les parcelles rectangulaires accueillent les derniers résistants de l’hiver : quelques bouquets de blettes, d’oseille et de menthe.

Les 150 kilos de légumes sont distribués à des personnes dans le besoin

Ancien maraîcher aujourd’hui salarié de l’association – un modèle de plus en plus répandu dans les jardins collectifs quand ils en ont les moyens — Clément vient ici une à deux fois par mois, selon la saison. Il accompagne les participants, au total une cinquantaine de personnes plus ou moins régulières. "Nous apprenons à jardiner au naturel, sans produits, pesticides et engrais chimiques, en utilisant les auxiliaires." Il désigne un petit carré de verdure et poursuit : "Nous plantons des fleurs, comme le souci et la bourrache, pour attirer les insectes et enrichir la biodiversité. Nous sensibilisons aussi à l’alimentation saine et de saison."

Avec son association, Clément intervient sur sept potagers de la métropole, notamment au pied d’immeubles collectifs. "À Fresch’heure, le public est très mixte. Les bénévoles viennent de cultures différentes. Il y a des étudiants, bien sûr, mais aussi des gens du quartier." Parmi les participantes du jour, Cécile, étudiante d’une cinquantaine d’années et Line, artiste de 26 ans qui tient une poignée de sauge dont elle fera de la tisane, et de l’oseille, pour cuisiner une omelette. Elle vient ici régulièrement. "Cet espace de nature en ville me fait du bien et j’y apprends beaucoup, notamment les techniques de la permaculture."

Si la production du lieu reste modeste, 150 kilos de légumes l’an passé, elle est distribuée à des personnes dans le besoin. "L’idée est de lutter contre la précarité et surtout de créer du lien", précise Clément, l’animateur. Situés à un carrefour, le potager et son dôme hémisphérique ne passent pas inaperçus dans l’espace public. "Les passants se demandent ce que nous faisons ici. Ils s’arrêtent, discutent, récupèrent quelques légumes." Une belle façon de "faire commun", juste au coin de la rue.

Pour le HS jardin :

➤ Article paru dans le Hors-Série GEO n°48, Au paradis des jardins, de avril-mai 2024.

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