Sous le soleil étincelant, les lieux n’ont pas l’air si hostiles. Des flots bleu vert, un ciel d’azur, une forêt d’émeraude que fait frissonner la brise venue du large… En débarquant sur la jetée de la baie des Cocotiers, difficile d’imaginer que l’île Royale, à une heure de bateau de Kourou, en Guyane, fut un jour autre chose qu’un petit paradis. Et pourtant, en l’espace d’un siècle, 70 000 détenus apprirent ici dans leur chair le sens de l’expression «enfer sur la Terre». Et, pour les deux tiers, n’en revinrent jamais.
Royale, et ses voisines Saint-Joseph et le Diable, comme on les nomme en raccourci, forment l’archipel du Salut, propriété du Centre national d’études spatiales qui en a hérité lors de son installation en Guyane, en 1965, car il est situé sur la trajectoire des fusées qui décollent de Kourou. Longtemps, la France a souhaité voir disparaître ces bouts de terres, 62 hectares à eux trois, posés sur l’Atlantique. «Une usine à malheur, sans plan ni matrice, pour broyer les forçats», selon Albert Londres qui y effectua un reportage accablant en 1923.
Trente ans après le passage du reporter, le bagne fondé en 1852 ferma ses portes. Les îles, synonymes de souffrance, furent laissées à l’abandon, livrées à la végétation avec pour mission d’effacer les installations de la «tentiaire» (l’Administration pénitentiaire). Mais dans les années 1980, certains ont réclamé qu’on sauvegarde ce patrimoine honteux, pour pouvoir le montrer. Peu y croyaient. Qui viendrait voir ces lieux hantés par le souvenir de tant de morts-vivants ? Pourtant, avec 50 000 visiteurs par an, les îles du Salut sont désormais l’un des lieux phares d’une visite en Guyane. Les Guyanais viennent ici pour les vagues bleues et translucides, absentes partout ailleurs sur tout le littoral continental que les limons de l’Amazone colorent d’une teinte café au lait. Les touristes métropolitains et étrangers, eux, arrivent poussés par la curiosité ou la lecture des mémoires d’Henri Charrière, alias Papillon.
Bien sûr, il y a Papillon, récit controversé du détenu Henri Charrière, publié en 1969. Albert Londres, lui, est le premier, en 1923, à dénoncer la barbarie de l’Administration pénitentiaire sur l’archipel. «Je demande, en passant, que l’on débaptise ces îles. Ce n’est pas le salut, là-bas, mais le châtiment», écrit-il dans Au bagne. À sa suite, les journalistes Louis Roubaud et Marius Larique publieront Le Voleur et le Sphinx (1926) et Les Hommes punis (1932), participant ainsi à la campagne de presse qui aboutira à la fermeture du bagne, décrétée en 1938 mais achevée en 1953.
Depuis la baie des Cocotiers, un sentier permet de faire le tour de Royale, le plus grand des trois îlots (28 hectares) en moins de deux heures. Un superbe parcours… jalonné d’anecdotes terrifiantes. Tandis que l’anse Legoff, une charmante petite crique, invite à la baignade, à la pointe de la Jamaïque, on découvre le rocher d’où les gardiens jetaient les cadavres des détenus aux requins. De la pointe des Cayes, le regard enjambe la passe des Grenadines pour se poser sur l’île du Diable, la plus petite de l’archipel (14 hectares). Les vagues se fracassent sur l’éperon de roche volcanique où se dresse une cabane de pierre : à la fin du XIXe siècle, le capitaine Alfred Dreyfus, accusé à tort de trahison sur fond d’antisémitisme, y passa quatre ans, deux mois, et vingt-sept jours.
Son île prison ne se visite pas. «Elle était réservée aux prisonniers politiques, explique Eugène Epailly, auteur de plusieurs ouvrages sur les îles du Salut. Les forts courants marins et les requins rendaient toute évasion impossible. Aujourd’hui, il est toujours très compliqué d’accoster.» Un chemin escarpé mène au centre de l’île Royale et à l’église, premier bâtiment achevé par les forçats en 1856. Des peintures naïves, caractéristiques de «l’art bagnard», oeuvres de Francis Lagrange, dit «Flag», faussaire détenu ici pendant quinze ans, ornent la nef. À côté, la maison du commandant, une grande demeure créole, abrite un musée du bagne. Elle a été bâtie à la sueur des forçats, tout comme les cases des surveillants (en partie restaurées), l’hôpital (désormais squatté par les singes capucins) et les cachots eux-mêmes.
La troisième île était la plus terrible. «Les détenus surnommaient Saint-Joseph“ l’île du silence” ou “la mangeuse d’hommes”, poursuit Eugène Epailly. Elle accueillait la réclusion, le “bagne du bagne” destiné aux “incos” [les incorrigibles], fortes têtes, récidivistes, ou évadés repris, qu’on maintenait dans le silence et l’obscurité jusqu’à les rendre fous.» Outre les habitations des gardiens et le cimetière où ces derniers reposent avec leurs familles face à la mer, l’établissement comportait deux grands dortoirs rectangulaires et des blocs de cellules, d’à peine deux mètres carrés chacune, pourvues de barreaux en guise de plafond, ce qui permettait de surveiller les détenus, jour et nuit, par le biais d’un chemin de ronde situé au-dessus des cachots.
Aujourd’hui, la végétation s’acharne sur les vestiges. Les troncs poussent à l’intérieur des bâtiments éboulés. De la charpente rouillée du dortoir pendent lianes et toiles d’araignée. Les racines des figuiers étrangleurs rampent dans les corridors étroits aux murs rongés par les lichens, s’enroulent le long des ruines, tirent les murs à bas. On chemine en ces lieux, attentif aux branches mortes qui jonchent le sol, avec le poids de l’histoire sur les épaules, avant, la visite terminée, de rejoindre le chemin côtier qui mène à la plus belle plage de Guyane, protégée des vagues par des rochers. Comme si l’île Saint-Joseph voulait se faire pardonner.
➤ Article paru dans le magazine GEO n°548, "Corée du Sud, voyage au pays de la pop culture et des matins calmes", d'octobre 2024.
➤ Vous êtes déjà fidèle au contenu GEO ? Alors pour ne rien manquer, découvrez nos formules d'abonnement pour recevoir chaque mois GEO chez vous en toute simplicité.
2024-09-28T17:35:45Z dg43tfdfdgfd