À SèTE, LA DIGUE DES POèTES DE L'éTANG DE THAU

Il y a cent cinquante ans, des pêcheurs sétois ont commencé à peupler cette petite péninsule sur l’étang de Thau. Un univers à part est né, paradis des libres penseurs et des chats errants.

"Je suis né ici il y a soixante ans, cinquième génération de pêcheurs, je suis un vrai Pointu !" Fort accent méridional et carrure de jouteur, Robert Rumeau est l’un des derniers pêcheurs "petits métiers" du quartier de la Pointe Courte, à Sète. Il embrasse d’un geste du bras le décor autour de lui. De petites maisons aux façades ripolinées rouille, marine ou pistache, les filets de pêche offerts au vent, et les bateaux dansant sur les flots.

À l’âge de 10 ans, Robert traquait déjà la daurade et le loup dans les eaux miroitantes de l’étang de Thau. "Enfant, je languissais les vacances pour partir avec mon grand-père, dit-il. Sur l’eau, je me sens libre."

Cette petite Venise, entêtée et goguenarde, résiste encore à l’embourgeoisement

Liberté, c’est bien le mot qui définit le mieux ce port pas comme les autres qui a choisi de tourner le dos à la mer. Le voyageur arrivant par le train à Sète ne trouvera aucun panneau pour lui indiquer la direction de la Pointe Courte. Le site, caché derrière la gare et un échangeur autoroutier, n’est pourtant qu’à une vingtaine de minutes de marche.

Ce village dans la ville, en bordure de l’étang, est né au milieu du XIXe siècle lors de travaux de remblaiement réalisés pour l’arrivée du chemin de fer. Des pêcheurs ont d’abord installé leurs filets puis leurs familles dans des cabanons sur cette langue de terre au sol instable. Les premières constructions "en dur" sont apparues plus tard. En toute illégalité. La mairie a longtemps froncé les sourcils, les Pointus, eux, ont haussé les épaules ! En 1969, la municipalité a fini par vendre le terrain aux occupants, exigeant toutefois que les maisons – une soixantaine – ne s’élèvent pas au-delà de deux étages.

Dans ce quartier peuplé de quelque 200 irréductibles, rien de spectaculaire, mais tout est étonnant : l’unique quai du Mistral surplombant le canal, les deux ruelles entrecoupées de traverses où ne circule quasiment aucune voiture, l’alignement des bicoques colorées… Au pied du phare planté en bord de lagune règne une joyeuse anarchie, barques, cabanons de bric et de broc, capharnaüm de nasses, de casiers et de filets à anguilles. Çà et là, s’affichent des sculptures réalisées avec des matériaux de récupération : vieilles bouées, jouets cassés… Et de loufoques panneaux de bois flotté : le Pointu a la réputation d’être chambreur et amateur de calembours. "Bienvenue à la pointe du rat" (un endroit prisé par les chats), "Mon chat laid" (le nom d’un cabanon) ou encore "Fermée pour cause de fermeture" (sur la porte d’une guinguette). Partout, il flotte dans l’air une odeur de poisson, de barbecue et de lessive qui sèche. Les mouettes et les matous adorent.

Pointus avant d'être Sétois

Ce monde baroque et goguenard a séduit Jean-Loup Gautreau, qui y a posé ses valises il y a une dizaine d’années. En avril 2023, ce dernier a ouvert Pointe Courte Republik, une galerie d’art (il est lui-même photographe) installée dans un ancien hangar à bateaux. Dans le local laissé dans son jus – poutres métalliques apparentes et murs de parpaings blanchis – il expose en priorité des artis tes locaux. "Ici, on est Pointu avant d’être Sétois. Certains, lorsqu’ils se rendent dans le centre-ville, disent encore qu’ils vont à Sète !", sourit-il, avant de s’inquiéter de la pression immobilière et du "fléau des Airbnb". "Sète est devenue à la mode, constate-t-il. Notamment depuis le tournage de Demain nous appartient [série télé qui s’y déroule, diffusée sur TF1 depuis 2017] qui l’a mis sous les feux des projecteurs."

Le pêcheur Robert Rumeau regrette ces bouleversements. Lorsqu’il a repris l’activité de son aïeul, à 17 ans, une centaine de pêcheurs pointus se partageaient ce bassin riche, entre autres, de marbrés, de seiches et d’encornets. Ils sont désormais une dizaine. Comme beaucoup ici, il fustige pêle-mêle les réglementations européennes, l’urbanisation, le tourisme et s’inquiète des effets du réchauffement climatique.

La poésie tenace, s’accroche pourtant aux lieux. La Pointe, sans commerces à l’exception de deux cafés-restaurants où l’on savoure des seiches à la plancha ou une assiette d’huîtres, a su garder sa fraternité, sa gouaille et un semblant d’autarcie : les Pointus se vantent de posséder encore leur société de joutes nautiques, un club de football et un comité de quartier. Auteur de Sète, la Pointe Courte (éd. Dans la boîte), l’ancien journaliste au Midi Libre Jacky Vilacèque n’a pas assez de superlatifs pour vanter l’originalité de ce "confetti de terre échoué au nord de Sète". "Bien plus qu’une presqu’île, bien plus qu’un quartier, c’est un territoire, écrit-il. Celui d’une famille élargie, une sorte de tribu qui se serait formé des règles, des habitudes, un mode de vie." Natif de Sète, le poète Paul Valéry avait décrit sa ville comme "l’île singulière". Une définition qui va comme un gant à la Pointe Courte, un univers à part au coeur de la lagune.

A visiter près de Sète

Panorama poétique

Passages étroits, falaises, raidillons "casse-pattes", la déambulation dans le cimetière marin de Sète est un peu sportive. Mais elle offre une vue grandiose sur le vieux port et les bleus intenses de "la mer toujours recommencée" chère à Paul Valéry.

À voir et à boire

À Villeveyrac, au coeur d’un vignoble millénaire, l’église gothique de l’abbaye Sainte-Marie de Valmagne, transformée en chai, abrite d’immenses foudres en chêne où vieillissent des blancs frais et des rouges fruités à déguster sur place (avec modération et à condition de ne pas reprendre le volant). valmagne.com

Voyage temporel

Sur les hauteurs de l’étang de Thau, à Loupian, les vestiges d’une villa gallo-romaine et son petit – mais passionnant — musée proposent une plongée dans le quotidien d’une riche exploitation agricole de l’Antiquité. Exceptionnelles mosaïques polychromes, notamment sur le thème des quatre saisons. patrimoine.

agglopole.fr/musee-villa-loupian

"La Pointe Courte" d’Agnès Varda

Le scénario est simple : un couple (Silvia Monfo  et Philippe Noiret) passe quelques jours au bord de la mer pour décider de son avenir. Pour son premier long-métrage, en 1954, Agnès Varda a choisi de tourner à la Pointe Courte, à Sète, où elle s’était réfugiée avec ses parents en 1940 après avoir fui la Belgique.

L’étang, les cabanons, les traverses, la solidarité, les ragots, le quotidien laborieux et les joutes joyeuses se retrouvent dans ce film quasi documentaire. Les Pointus y jouent leurs propres rôles. "Les pêcheurs n’étaient pas payés, rappelait la cinéaste. On les dérangeait dans leur travail et pourtant, jamais ils ne nous le faisaient sentir."

➤ Article paru dans le magazine GEO n°542, Parcs américains, d'avril 2024.

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